L’effet ciseaux, c’est la tendance observée en matière de lutte contre le gaspillage alimentaire. D’un côté, le nombre de personnes ayant recours à l’aide alimentaire augmente, de l’autre les dons de la grande distribution baissent. Pourtant après le vote de la loi Garot en 2016, il fallait plutôt gérer le trop-plein. Car cette loi a interdit la destruction d’invendus encore consommables par les grandes surfaces et a rendu obligatoire la cession gracieuse de don des invendus consommables aux associations habilitées. Après cela, les associations d’aide alimentaire ont pu avoir du mal à gérer les afflux grandissants, par manque de bénévoles ou d’outils d’organisation, de logistique. Désormais, la tendance s’est inversée, les dons de denrées se tarissent, aussi bien en quantité et qu’en qualité. Mais ils restent nécessaires selon l’Ademe pour leur fraîcheur et la diversité alimentaire qu’ils apportent. Ces baisses ressortent des différentes sources utilisées pour cet article.
Une des raisons de ces baisses réside dans la pratique du stickage en rayon avec des remises pour des produits avec une DLC 1 courte. La grande distribution a remonté une étape de la hiérarchie des actions à mener contre le gaspillage. Du don d'invendus, elle est passée davantage à leur prévention. La prévention (stickage) est donc parfois concurrente du don comme l’explique Marie Mourad dans son livre et son étude de 2016. Ce stickage peut être un choix économique du distributeur, car plus intéressant vis-à-vis du don défiscalisé. Pour faire face aux baisses, un rapport parlementaire de 2021 (dévoilé ici) recommandait aux associations de diversifier leur sources d'approvisionnement. Par exemple, en se fournissant auprès d'entrepôts et plateformes logistiques livrant la grande distribution 2.
Il est nécessaire de préciser ici que les grandes surfaces n’ont pas attendu la loi Garot pour donner des invendus. Cela existe depuis les années 1980 selon Marie Mourad spécialiste du gaspillage, mais il a été favorisé par cette loi, notamment en lui notamment un cadre juridique (loi et décrets sur le don). Beaucoup d’acteurs parlent d’une « prise de conscience » de la nécessité de réduire le gaspi suite à loi Garot. Cette loi a participé à la mise à l’agenda politique et médiatique du gaspillage alimentaire. Elle était la première loi au monde exclusivement dédiée à la lutte contre le gaspillage alimentaire.
Depuis la loi a été scrutée, évaluée, critiquée, plus ou moins appliquée. Un des griefs majeurs que faisait les députés rapporteurs l’ayant évaluée en 2019 (dont M. Garot) était qu’ « aucune ressource ministérielle n’assure aujourd’hui le suivi de l’application effective de la loi ». Ils ne relevaient aucune sanction remontée par les services déconcentrés de l’État sur la « javellisation » des denrées consommables et sur l’obligation de conventionner avec une association habilitée. Ils appelaient à davantage de contrôles. Ce déficit de contrôles fut ensuite évoqué dans le rapport parlementaire de 2021. Sur ces aspects toujours, un récent webinaire animé par Marie Mourad et Laurence Gouthière 3, mentionnait des travaux interministériels en cours sur les « modalités de contrôle des réglementations (obligations de don, diagnostic, etc.) » et sur « la mise en place de sanctions ». Nul doute que le mouvement de colère d’agriculteurs du début 2024 a pu accélérer les choses. La loi Egalim faisait partie des crispations, mais pas nécessairement sur la thématique de la lutte antigaspi, plutôt sur leurs revenus et les négociations commerciales avec les agro-industries et la grande distribution. Si l’interdiction de détruire des produits comestibles apparait encore faire consensus, pour ce qui est du don de produits invendus, les critiquent fusent.
Dans son livre sur le gaspillage, Marie Mourad remet en cause le qualificatif de « don » 4. Elle réfute cette sémantique car ici le don est un échange marchand explicite-t-elle, car celui-ci n’est pas désintéressé. Il ouvre droit à une défiscalisation pour le distributeur. Cette défiscalisation est le « moteur du don » en grande distribution et en restauration collective privée comme l’explique le rapport parlementaire de 2021 5. Aussi ce don peut permettre aussi de valoriser l’image du donateur. Par exemple, le distributeur peut dorénavant afficher le label national antigaspillage qui comprend des actions sur le respect de la réglementation sur le don. Théoriquement, le don ne doit pas engendrer de contre-don (réputation améliorée, défiscalisation en l’espèce). Marie Mourad parle de « Charity washing ». La grande distribution est passée du statut de gaspilleur vilipendé il y a près de dix ans à un modèle à suivre pour certains magasins (labellisé 3 étoiles).
Alors que les gouvernements successifs promeuvent le « bien manger », la « bonne bouffe » française, le « pays de la gastronomie », le nombre de personnes ayant recours à l’aide alimentaire ne cesse d’augmenter. Bénédicte Bonzi, anthropologue autrice d'un livre également, présente des chiffres « Au lendemain de la crise sanitaire du Covid 19, les associations chiffrent à environ 7,9 millions le nombre de personnes ayant recours à l’aide alimentaire. (Ce chiffre était de 2 millions avant la crise de 2008, 4,5 millions en 2008, et au lendemain de la crise sanitaire, il aurait encore une fois doublé !). ». De son côté, l’Insee a chiffré à 3,2 et 3,5 millions de Français ayant bénéficié de l’aide alimentaire en 2021 (Ouest France, 2021). Par méconnaissance ou par honte, 52 % n’y recours pas (Vie publique, 2023). Le nutri-score, le fait maison, les produits durables, bios, sous signe de qualité (loi Egalim) pour les uns et les produits invendables, parfois de mauvaise qualité pour les autres en résumé. Au pays de l’égalité, les mangeurs en France n’ont pas l'assurance d’avoir une alimentation de même niveau contrairement à ce que le code rural et de la pêche maritime affiche au 1° de l'article L1 6.
Marie Mourad et Bénédicte Bonzi citent des critiques d’associatifs, d’épiceries solidaires, d’éleveurs, de pêcheurs, d’agriculteurs sur le don des invendus. Voici un extrait du livre de Marie Mourad, « on n’est pas la poubelle des riches. […] Alors quand ils veulent nous refiler leur merde, moi je dis non » Hélène direction générale de la cohésion sociale et médecin de santé publique (en 2014). Les livres de Marie Mourad et Bénédicte Bonzi mettent en lumière la brutalité vécue par les « bénéficiaires » 7 d’abord et les bénévoles de l’aide alimentaire aussi. Bénédicte Bonzi fait jour les multiples violences vécues (psychologiques notamment) par les personnes recevant des produits dont la qualité nutritive et gustative n’est pas régulièrement au rendez-vous. Les personnes déclassées socialement, économiquement, reçoivent des produits alimentaires déclassés aussi.
Ces « calories vides », cette « junk food » comme l’écrit Marie Mourad, ont des conséquences sur celles et ceux qui ont recours à l’aide alimentaire. Leur alimentation est éloignée des recommandations nutritionnelles qui doivent être appliquées en restauration collective par exemple. Certaines personnes, peut-on dire, osent critiquer la nourriture reçue « ça fait mal au ventre, ça rend malade » (Bonzi, 2023). Ces personnes percutées par la misère, souvent suite à un événement personnel dramatique (décès d’un proche, divorce, maladie, licenciement…), payent en premier lieu les conséquences de cette malnutrition. Bénédicte Bonzi cite une enquête 8 qui démontre la prévalence de pathologies chez ce public (obésité, hypertension artérielle, diabète, certains déficits vitaminiques…). Lors d’une rencontre en libraire le 6 mars à Tours, elle relevait aussi des pertes de cheveux ou de dents. Des bénévoles de la distribution d’aide alimentaire voient même les receveurs « gonfler » à cause de la nourriture reçue explique Bénédicte Bonzi dans son livre. Pour Bénédicte Bonzi, cette aide alimentaire indigne vise, entre autres, à maintenir la paix sociale afin d’éviter des émeutes de la faim en France. L’anthropologue autrice a été rejointe par des institutionnels dans le constat qu’il y a de plus en plus de dons de produits de piètre qualité.
Il y a des magasins qui font bien les choses, mais il y a aussi des « dérives », des « négligences ». Ces termes sont usités par l’Ademe dans sa dernière étude de 2023 sur les pertes alimentaires des associations d’aide alimentaire. Cette étude a notamment était faite suite à une recommandation du rapport parlementaire de 2021. Elle évalue les causes des pertes, « 3/4 des quantités gaspillées le sont à cause des dons reçus » (DLC trop courte, fruits et légumes abîmés, produits « indonnables » en l’état). Le quart restant est lié à une mauvaise organisation ou encore un manque de main d’œuvre bénévole (souvent retraitée) chez les associations.
Les constats faits sur le gaspillage dans la vingtaine d’associations auditée par l'Ademe sont divers. Ils sont extrapolés pour l'estimation nationale 9. Ces constats servent à réaliser l'infographie ci-dessus. Cette infographie ne reprend pas l’impact environnemental global qui va plus loin que la consommation d'eau et les émissions de Co2 inutiles. Il y a également des dépenses d’énergie, des intrants agricoles consommés…Enfin, comme évoqué plus haut, un autre coût difficile à chiffrer est celui des conséquences d’une alimentation déséquilibrée, de mauvaise qualité parfois qui peut peser sur la santé des gens.
L’Ademe a évalué à 16 %les pertes liées aux produits reçus par la grande distribution et finalement jetés. D’autres évaluations précédentes ont donné des chiffres un peu différents qui laissent croire à une hausse sensible des dons jetées, mais sans certitudes absolues :
Après l’Ademe, c’est maintenant l’association de défense des collectivités Amorce qui s’intéresse au sujet. Début mars, elle a diligenté une enquête auprès de ses adhérents pour évaluer l’ampleur des pratiques citées dans l’étude Ademe (baisse de la qualité, défiscalisations indues, transfert de charges de collecte et traitement des déchets aux collectivités…). Amorce veut « dresser un bilan » et présenter les résultats lors d’un événement sur le gaspillage alimentaire. En revanche, Amorce se fourvoie en indiquant que la lutte antigaspi via les dons permet « l’accès à une nourriture de bonne qualité ». Au regard des constats cités plus haut, cette affirmation est à nuancer.
Pour sa défense, la grande distribution a déjà argumenté dans les sources citées ici. Les intérêts économiques arrivent au premier chef nous l’avons vu, ce qui induit parfois du stickage ou du don défiscalisé indûment. Aussi ce secteur mastodonte de l'alimentation invoque ça et là des difficultés à former les équipes et a assuré la traçabilité des dons. Le turnover des effectifs ressortait comme un frein dans le rapport parlementaire 2021. Aussi, tout comme les bénévoles associatifs, la lutte contre le gaspillage ne fait généralement pas partie des tâches prioritaires du personnel.
Les appels à transformer le système alimentaire semblent se multiplier, afin que chaque personne ait un droit réel à une alimentation saine, durable et de qualité. Marie Mourad et Bénédicte Bonzi y souscrivent dans leur livre. C'est le sens de la sécurité sociale de l'alimentation, mise en avant par Bénédicte Bonzi, qui est expérimentée à divers endroits en France.