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Comment le tri pour recyclage est-il devenu le geste écolo n°1 en France aux dépens de la prévention ? la place primordiale de la communication.

Par MESLARD-HAYOT Hugo le 11/11/2021
1ère Mise à jour (MAJ) le 03/01/2022
2ème MAJ le 12/10/2022
3ème MAJ le 10/12/2022
4ème MAJ le
Dernière MAJ le
Le tri pour recyclage, geste quasi quotidien pour bon nombre d’entre nous, est entré dans les mœurs depuis le début des années 1990. Si la mise en place de filières et d’infrastructures dédiées ont permis cet essor, la communication a joué un rôle fondamental dans la fabrique du trieur. A tel point, que ce geste apparaît aux yeux des résidents français comme le geste écolo suprême, et cela depuis longtemps.

Une communication massive internalisée positivement par les trieurs

Aux origines du tri : la sauvegarde de la planète et le civisme comme moteurs
Selon White, Macdonnell et Dahl (2011) les comportements pro-environnementaux comme le recyclage ne se prêtent pas aux cadres théoriques orientés uniquement vers « le soi » ou qui n’envisagent les conséquences d’un comportement que sur l’individu lui-même. Ces comportements engagent des coûts personnels à court terme (temps, réflexion...) mais impliquent des bénéfices collectifs à long terme, il serait donc nécessaire de prendre en compte les motivations orientées vers les autres (ELGAAÏED L., 2013). C’est ce qui s’est passée dans la communication du début des années 2000 sur le tri.

En 1999 (au début du tri des déchets d’emballages et papiers en France), une étude sur plus de 900 personnes montrait que le comportement de tri était perçu comme une participation à « la protection de l’environnement » pour 96,5 % d’entre eux (MOCH A. et al., 1999) Ensuite pour 94 % c’était « se montrer responsable », faire preuve de « sens civique » pour 91 % et s’adapter à la société moderne pour 90 %. Enfin pour 81 % des répondants, trier c’était « la création d’emplois » et « la diminution du coût de collecte sélective » pour 57 % 1. Les auteurs concluent sur ce passage comme ceci « le comportement de tri est évalué positivement et très valorisé socialement ».

En 2001, une étude réalisée par Cofremca en 2001 (Dupré, 2013) a démontré que les motivations déclarées pour trier pouvaient être de six natures différentes :
- civisme et citoyenneté ;
- volonté d’insertion dans le tissu social ;
- écologie de proximité ;
- lutte contre les excès de la société de consommation ;
- impact positif en faveur de l‘emploi,
- simplicité des modalités de tri.

On retrouve là aussi, les mêmes arguments qu’en 1999, notamment sur l’écologie, l’emploi, le civisme. Ces arguments proviennent en partie de la communication promotionnelle réalisée sur le tri à l’époque.

L'objet-symbole de l'écologie en France (cc : Happyloop)

Sous l’influence des éco-organismes d’alors en charge des emballages et papiers, ainsi que des pouvoirs publics, de certains médias et négligemment des associations, la communication du début des années 2000 insistait sur la nécessité écologique et la citoyenneté pour la mise en pratique du tri quotidien. Ainsi, cette communication visait à éduquer la population avec un message normatif prescriptif. Pour l’argument écologique, eco-emballage révélait dans son rapport annuel en 2005 que 98 % des Français jugeaient le geste de tri important pour la sauvegarde de l’environnement (eco-emballage, 2005).

Il apparaît que les individus triaient principalement pour des raisons environnementales (Perrin & Barton, 2001) au début des années 2000. Le choix de mettre en avant l’argument environnemental s’avérait efficace comme colonisateur des perceptions de chacun sur son geste de tri au début des années 2000. Cette construction des représentations avait déjà été remarqué aux Etats-Unis notamment dans l’étude de Gamba et Oskamp en 1994. Dans cette étude, « il a été observé une forte corrélation entre les comportements de recyclage et la croyance que le recyclage est efficace et préserve l’environnement. »

Entre-temps, plusieurs travaux sont parvenus à la conclusion qu’une communication mentionnant des normes descriptives 2 était plus efficace qu’une communication argumentant en faveur de la protection de l’environnement (Cialdini, Goldstein, & Griskevicius, 2008 ; Leventhal, Singer & Jones, 1965 ; Moser 2009).

Dans la dernière grande étude précitée de 2013 sur les représentations sociales du tri réalisée par l’universitaire et chercheur en psychologie sociale Mickaël Dupré, le tri reste très fortement associé à la dimension écologique 3 et « les fortes connotations […] positives du tri sont très consensuelles ». Cette étude émet l’hypothèse que les pratiques de tri des déchets semblent affecter la structure des représentations du déchet et du tri sans savoir si ces représentations se font a priori ou a posteriori de l’adoption de la pratique du tri. À l’instar des travaux de Cialdini et al., et Moser cités plus haut, M.DUPRÉ conclut que les opérations de communication associant tri et écologie ne semblent pas offrir un bon levier pour changer les comportements. Il y a peut-être une partie de l’explication sur le plafonnement des performances de tri ?

En 2018, dans une analyse d’un sondage pour Citeo, la directrice de la sensibilisation chez Citeo déclarait « Oui, les préoccupations environnementales motivent le geste de tri et le choix des Français vers moins d’emballages. 81% des personnes interrogées estiment que trier permet de se sentir utile et 65% déclarent choisir de préférence des produits avec moins d’emballages. » (Citeo, 2018). Dans ce sondage, les préoccupations environnementales restent parmi les plus grands leviers permettant de mobiliser le geste de tri pour les habitants (IPSOS, 2018). La volonté de limiter les quantités d’emballages est une autre préoccupation des habitants dans ce sondage. Les motivations environnementales comme moteurs du geste de tri restent fortes mais ont perdu de leur superbe auprès des habitants par rapport au début des années 2000.

L'interiorisation des valeurs positives véhiculées sur le tri
Dans une étude récente de 2020, les auteurs expliquent « Lorsqu’une personne a atteint la dernière étape du changement, ses nouveaux comportements sont devenus habituels et elle les attribue à des causes internes (motivation, identité, volonté). » (Labbouz et al., 2020). La mise en place effective du comportement amène l’individu à intérioriser les valeurs véhiculées sur le tri. Nous nous percevons donc généralement comme des écolos responsables lorsque nous trions. Qui a n’a pas déjà entendu cette phrase « je suis écolo, je fais le tri », bien que trier ne soit pas forcément le geste le plus écolo et responsable en matière de déchets (nous y reviendrons plus loin). Oublieux et faisant fi des influences, nous en venons généralement à justifier nos comportements par des motivations intrinsèques (internes) 4 pour ressentir de la satisfaction personnelle, de la fierté par exemple.

D’ailleurs différents travaux de recherche montre que « pour être pérenne, la décision de changer doit découler d’une volonté individuelle. Plus la motivation sera intrinsèque et profonde, plus l’engagement sera fort. Alors que si l’action est attribuée à un facteur extérieur (obligation ou récompense), sa durée ou son champ seront limités à la situation en question. » (Ademe recherche, 2021).

L’image du tri est très positive, les motivations intrinsèques des trieurs sont fortes, ce qui rendra difficile un changement (comportemental, culturel) de situation en faveur de la prévention par exemple. La communication massive passée et présente en sa faveur ne facilite pas le changement.

La com' : le tri écrase la prévention grâce à un budget dédié conséquent

Le budget de Citeo égale le budget total de l'Ademe

En 2018 le bugdet de CITEO avoisinait 700 millions d’euros dont plus de 56 millions de dépenses consacrées à la communication (Vie verte, 2019) 5. Ce budget de près de 700 millions était quasiment équivalent au budget total de l’Ademe en 2018, et près de 4,5 fois plus élevé que le budget du fonds économie circulaire de l’époque. Le cahier des charges oblige Citeo à consacrer au minimum 1 % des contributions qu’il perçoit à la communication, la sensibilisation, l’information 6. Cette obligation de communication n’a en revanche pas de plafond budgétaire, et Citeo dépasse allégrement le plancher de dépense. Déjà en 1993 lors de sa première année de fonctionnement, eco-emballage avait mis 70 millions de francs dans la communication sur un budget de 400 millions (Le Monde, 1992). Pour une année de lancement ça peut se comprendre, mais la communication massive se perpétue.

Ademe, 2021.

Cette communication vise les adultes et les enfants. Pour les adultes, la dernière campagne multimédia de septembre 2021 met en avant le tri simplifié pour les emballages et papiers par exemple (Youtube, 2021). Concernant les enfants Citeo déclare s’engager « depuis près de 30 ans en faveur de l’Education au Développement Durable (EDD) » et Citeo annonce sensibiliser plus de 1,5 millions d’enfants (6-12 ans) chaque année (Idealco, 2020). Pour les enfants ou les adultes, si vous avez déjà vu une campagne nationale de communication de cet éco-organisme qui met en avant la prévention 7, faites-moi signe.

L’éco-organisme a bien saisi le rôle majeur de la communication pour imposer et valoriser le geste de tri auprès des citoyens de notre pays. Vous l’avez vu ci-dessus et vous le verrez après le tri jouit d’une très bonne image encore, et qu'il est difficile de bousculer.

La prévention peine à trouver sa place dans les esprits

La prévention des déchets ne jouit pas d’une communication aussi massive que le tri pour recyclage. Et les effets s’en ressentent auprès de la population, faible sensibilisation et confusion prévention-recyclage.

Une enquête de décembre 2014 de l’UFC que choisir montrait que 70 % des enquêtés (632 personnes sur 63 départements) avait été soumis à un message sur le tri contre 40 % des enquêtés qui ont été soumis à un message de prévention dans les douze derniers mois (UFC que choisir, 2015).

L’Ademe dans son enquête sur la sensibilité des français à la prévention indiquait que 87 % des personnes interrogées disent avoir reçu un message de prévention (Ademe, 2016). Mais quand il s’agissait de citer des gestes de prévention, environ un enquêté sur deux citait des gestes de tri (sous-entendu pour recyclage, et non pas réemploi). Cela n’est pas franco-français, aux Etats-Unis également, lors d’une étude plus ancienne des répondants mentionnaient le recyclage comme une façon de réduire les déchets (Ebreo and Vining, 2001). Les auteurs supposaient que les personnes ne voyaient pas de séparation claire entre les comportements liés au recyclage et ceux liés à la prévention, mais voyait le recyclage comme une sous-catégorie de la prévention. La communication est-elle peu claire, malhonnête (présentant le recyclage comme de la prévention) ? ou encore trop faible pour la prévention ? en tout cas la confusion entre les deux modes de traitement existe, et pas que chez l'oncle Sam.

Une étude de 2018 révèle que la majorité de la population (62,5 %) considère que la prévention et le recyclage sont synonymes alors qu’en réalité ils sont antinomiques (DUPRE M., 2018). Si on produit moins de déchets on en recycle moins, et inversement si on recycle plus on réduit moins les déchets. Pourtant nous le verrons plus loin, la tendance est à vouloir imposer une complémentarité entre la prévention et le recyclage, au mépris des faits scientifiques. Les représentations mentales du concept de prévention sont donc colonisées par les notions de tri et recyclage. D’où naît la confusion ? cette même étude détermine que cette source de confusion provient du chevauchement des deux concepts de recyclage et prévention, qui ne font pas l’objet de distinctions claires 8. Certains professionnels du déchet communiquent sur leur objectif de faire zéro déchet via le recyclage participent de cette confusion (en réalité ils parlent de zéro déchet enfoui ou incinéré) (opinion). Les comportements individuels et les pratiques collectives conscients ou inconscients sont le fruit de divers paramètres intervenants dans la prise de décision (normes sociales, réglementation, signal-prix, poids des habitudes, marketing individualisé…) (Ademe, 2016 ). Le changement de comportement est un processus complexe plus ou moins long. Citeo ne peut nous influencer seul, mais ses communications pluridécennales ont joué un rôle en ce sens. La prévention aura du mal à s’imposer sans communication massive également, et c'est pas les décheticiens qui le dit.

Dans un document ministériel de 2011 (MEDDTL, 2011) quelques lignes rapportaient ceci : « Il n’y a de campagne efficace qui ne s’inscrive dans la durée, d’autant plus lorsqu’il s’agit de faire
évoluer les comportements. Il parait donc essentiel de continuer à communiquer sur la prévention des déchets au-delà de 2011, auprès du grand public et des professionnels.
 » Pour faire adopter ces gestes, le conseil est le suivant « cela nécessite d'en assurer la promotion sur le long terme » 9. Nul doute que cela a été très appliqué pour le tri en faveur du recyclage, à tel point que nous en faisons, encore aujourd’hui à l’heure de l’urgence écologique, le geste écologique suprême…

Le tri pour recyclage : le geste écolo n°1 pour les français

Dans la grande consultation des français sur les questions environnementales lors du grand débat de 2019, le tri a emporté l’adhésion comme action individuelle environnementale majeure, et de loin (Opinion way, 2019). Dans la synthèse du grand débat, les contributions spontanées des répondants portaient en tête les actions en matière de déchets (trier et limiter ses déchets, recycler davantage) comme actions pour protéger l’environnement. En 2020, une nouvelle grande consultation (non institutionnelle) de plus de 540 000 citoyens de l’hexagone a placé les déchets comme thème favori (Make.org, 2020).

Graphique sur les contributions spontanées du grand débat de 2019

Pourtant, le tri et le recyclage font partie des thématiques sur lesquelles les répondants on fait le moins de propositions pour ce grand débat (8,2 %).

Plus en détails, lorsqu’on regarde les réponses des personnes ayant répondu pouvoir agir individuellement pour protéger l’environnement, le tri et le recyclage triomphent. Parmi les 47,8 %, seulement 3,3 % des contributions concernent spécifiquement la prévention des déchets (limiter les emballages, tendre vers le « zéro déchet », faire du compost avec les déchets organiques). Le reste des réponses concerne le recyclage « recycler davantage » et le tri « trier et limiter ses déchets ». Cette dernière réponse peut interpeller. Elle regroupe deux notions distinctes, le tri et la limitation des déchets. On peut s’interroger sur la part des réponses concernant la limitation des déchets concernant plutôt la prévention.

En 2021, un sondage d’Ipsos enfonce le clou. Dans les actions que les français jugent les plus efficaces pour réduire leur production de gaz à effet de serre, le recyclage atteint la première place (70 % des répondants la place comme priorité), devant le séchage à l’air libre des textiles, et le remplacement des ampoules traditionnelles par des LED (Ipsos, 2021). Ces gestes sont très loin d’être les plus bénéfiques pour le climat. Ce résultat (70 %) est onze points de pourcentage plus élevé que la moyenne mondiale des panels interrogés dans les 29 autres pays. La France a le pourcentage de réponse le plus élevé de l’étude, quand les néerlandais ont le plus faible taux (45 %). Rien de trop franco-français non plus, puisque vingt-deux pays sur trente placent le recyclage comme l’action réduisant le plus les émissions de gaz à effet de serre.

Illustration du sondage ipsos (désolé pour la qualité)

Même en entreprise, le tri des déchets apparaît dans le top 5 des écogestes adoptés par les salariés, au côté de deux gestes de prévention (réduire les impressions, éviter les objets à usage unique) (Ademe magazine, 2021).

Mais le tri est aussi réalisé pour des raisons environnementales pour d’autres déchets que les emballages et papiers. Dans une étude de 2008, les français déclaraient gérer leurs déchets de cuisine et déchets verts (via du compostage, du tri pour collecte, de l’alimentation animale…) pour des raisons environnementales en premier lieu (Ademe, 2008).

Plus globalement, on peut s’interroger sur les raisons qui amènent les répondants à placer les déchets comme réponse numéro un sur les actions limitant les dégâts climatiques alors que leur impact représente une goutte d’eau sur les émissions de gaz à effet de serre en France (3 % selon le CITEPA en 2018) 10, source majeure du dérèglement climatique qui est devenue la préoccupation environnementale numéro un des français selon un baromètre de l’Ademe (Ademe, BOY, RCB Conseil, 2018). Comment les transports arrivent-ils en seconde place de ce grand débat alors qu’ils représentent 39 % des émissions de GES nationales selon l’Ademe ? (Ademe, 2018). Ce même dérèglement climatique est pourtant placé par 29 % des contributeurs comme le problème environnemental le plus important 11, comme pour le baromètre Ademe.

Comment expliquer cette 1e place ? les français ont-ils internalisé la communication gouvernementale faisant de la responsabilité individuelle un axe majeur de la transition écologique quand bien même notre impact soit limité (cabinet carbone 4, 2019) 12? ou est-ce encore la fréquence de l’action de tri qui permette à chaque trieur de concrétiser un acte écologique concret, palpable 13 ? ou est-ce parce que les collectes sélectives « sont les seules innovations (dans le domaine de l’environnement) qui s’imposent à une majorité d’habitants » (Cairn, 2007) ? encore sont-ce les « techniques de séduction », les « charmes du packaging » toujours plus verts comme l’écrit P.GARNIER dans son livre mélancolie du pot de yaourt qui nous convainquent d’être écolos (Garnier, 2020) ? Probablement un peu de tout ça, avec une importante communication. Comme l'explique Dr Massini et Pr Pelissolo, dans leur dernier livre "une déclaration répétée un nombre de fois suffisant dans le discours public finit par être intégrée comme "vraie" par chacun" (MASSINI C. & PELISSOLO V., 2021). La com' l'art de la répétition, elle nous a fait en partie placer le tri comme le geste écolo suprême. Pourtant, la prévention des déchets a plus de bénéfices pour le climat que le recyclage à l’échelle mondiale (BALLINGER A. & HOGG D., 2015). De plus, les bilans environnementaux sur le recyclage sont imparfaits, par exemple, il ne prenne pas en compte les pollutions engendrés par les nombreux accidents industriels du secteur déchet recensées par le BARPI 14 (incendies, fuites de biogaz...).

Vous l’avez sûrement compris le tri pour recyclage jouit d’une place au soleil dans nos esprits, tantôt geste responsable, tantôt geste écologique suprême. Dans notre économie également sa place est faite, des dizaines de milliers d’emplois directs et indirects sont liés au recyclage désormais. Ce piédestal créé, renforcé et acquis au fur et à mesure depuis les années 1990 notamment, est difficile à remettre en cause. Pourtant les tentatives se multiplient pour faire bouger l’ordre établi au profit de la prévention des déchets.

Des efforts de communication de plus en plus malmenée

Une image verte et un statut qui se lézardent
En Allemagne, le BVSE (Bundesverband Sekundärrohstoffe und Entsorgung) 15, par la voix de son Président Eric Rehbock a récemment déclaré que pour faire face aux pressions environnementales, « le recyclage ne suffira pas », il préconise de plus réutiliser (L’écho circulaire, 2021). Si la critique vient du cœur du secteur industriel du recyclage en Allemagne, en France les critiques sur le recyclage semblent gonfler en externe au sein de la société civile. Citeo le sait, et communique pour ralentir le changement et redorer l’image du recyclage qui s’effrite depuis les années 1990-2000.

L’éco-organisme a récemment coproduit le documentaire « faut-il jeter le recyclage ? ». Il y est fait mention de polémiques, de critiques comme celles-ci « face à l’urgence, la question de l’acceptabilité du système de recyclage actuel est posée ». Effectivement, les rangs des critiqueurs du recyclage comme voie de salut pour les déchets grossissent. De l’auteur-ingénieur P.BIHOUIX, à l’ex directrice de ZWF Flore BERLINGEN, en passant par M. & Mme Recyclage mais aussi par des universitaires comme Baptiste MONSAINGEON, Jean-Baptiste BAHERS, Mickaëla LE MEUR, les attaquent craquèlent l’image du recyclage. Ces critiques se retrouvent respectivement dans « l’âge des low tech », dans le livre « recyclage : le grand enfumage », dans leurs publications, dans un article du journal Le Monde en 2019, dans le n°33 des autres possibles, et enfin dans le livre le « mythe du recyclage » 16.

La fable de la complémentarité au service du statu quo
Les réponses de Citeo pour résoudre ces critiques invitent à améliorer le recyclage, à s’adapter, à ne pas opposer prévention et recyclage.  Les réponses vont plutôt dans le sens des petits pas que de la grande transformation. On peut y lire des intentions dilatoires pour ne pas entamer le changement profond dont notre société a besoin pour enfin réduire ses déchets conséquemment et rapidement. On peut y voir ce que Dorothée MOISAN évoque dans son livre sur Les plastiqueurs, à savoir un des « 3D » 17 utilisé par les lobbies, le D de delay pour ne pas trop bousculer le système dominant actuel. La complémentarité évoquée dans ce documentaire par le Président de l’Ademe, par Citeo est un message répété par l’éco-organisme. Par exemple, En septembre 2021, au congré international pour la conservation de la nature (UICN) à Marseille, Mme Séverine Lèbre-Badré, Directrice Communication, Mobilisation et RSE de Citeo déclarait ceci « "Pour générer de nouveaux comportements, il faut accompagner les Français dans leurs choix de consommation : informer, et prouver que le recyclage est complémentaire à la réduction et au réemploi" complète Séverine Lèbre-Badré, Dir. Communication, Mobilisation et RSE de Citeo. »

Capture d'écran d'un tweet du compte de Citeo lors du congrès mondial de la nature (UICN) de Marseille en 2021.

Cette volonté d’imposer la complémentarité entre deux modes de traitement n’est pas l’apanage de Citeo. Dans le document ministériel précité de 2011 sur le bilan de la réforme de la TGAP, les rapporteurs invitaient à communiquer tout en complémentarité entre la prévention et le recyclage : « continuer à promouvoir la réduction des déchets au moment où l’on s’apprête à reprendre la parole sur le tri et le recyclage, prend tout son sens dans la mesure où il s’agit d’aspects parfaitement complémentaires dans la gestion des déchets et qu’il faut donc porter conjointement en communication. ». De récents travaux de recherche invalident ce propos, nous le verrons juste après le paragraphe suivant.

Cette volonté d’imposer une complémentarité entre la prévention et le recyclage s’apparente à dénier des faits scientifiques. Explications.

La complémentarité prévention-recyclage : un déni scientifique
L’Ademe constatait ceci dans une publication en 2020 : « les messages d’incitation au recyclage des 20 dernières années pourraient jouer un rôle de légitimation du gaspillage et donc envoyer un message contreproductif, réduisant le sentiment de gaspillage d’un achat peu ou pas utilisé par la possibilité d’une revalorisation matière, grâce au tri" (Ademe, CÉZARD MOURAD, 2020). Dans un livre focalisée sur la prévention, Bruno Genty (ancien président de FNE et consultant en prévention) rejoignait ce constat (Bailly, Barbier et Daniel, 2022). Ayant poussé au déploiement du tri dans les années 1990, il en voit l'impasse en ces termes "au bout d'un moment on voit que le tri est sur de bons rails mais que le tri peut devenir un alibi au gaspillage, c'est-à-dire "je peux gaspiller, c'est pas grave puisque je trie et je recycle" (P64). De plus, un rapport de recherche financée par l’Ademe remet en question la complémentarité prévention-recyclage : « "... il convient de s’interroger sur la compatibilité de vouloir instaurer parallèlement une norme sociale pour le tri &[...] pour la prévention : en effet, faire la promotion du tri (et donc banaliser la production de déchets) peut conduire à un effet contre-productif sur la prévention et donc la réduction de déchets. Ceci peut s’apparenter à un effet de compensation." (BAZART et al., 2017). Une autre voix, universitaire, celle du professeur d'économie à Mines Paristech Matthieu GLACHANT complète ce propos dans son champ "subventionner le recyclage revient à décourager la sobriété et la prévention… » (Le Monde, 2022).

L’emploi du conditionnel pour l’étude de 2020 n’est pas utilisé dans une étude américaine. Outre-Atlantique, cette étude américaine de 2016 a démontré que les émotions positives liées au tri dominent les émotions négatives liées au fait de jeter et peut augmenter la consommation matérielle (SUN M. & TRUDEL R, 2017). Une interprétation des auteurs est que la communication sur le tri ne souligne pas assez les coûts (financier, temps, efforts) liés au tri ce qui permettrait de donner la priorité à la réduction sur le recyclage.

La norme sociale pour le tri pour recyclage s’est imposée partout, dans le champ privé et public. Les contenants pour le tri ont envahi notre sphère domestique et également l’espace public. Les contenants pour trier sont partout, sacs, bacs, point d’apport volontaire, bennes. Ils devraient augmenter avec l’obligation de tri hors foyer d’ici 2025. Cela crée une norme publique de jetabilité sous nos yeux. On peut dire sans trop de risquer de se tromper que la saillance de la prévention dans l’espace public est moindre, elle relève peut-être plus de la sphère privée. Les composteurs partagés, les boîtes à livre/don peuvent nuancer cette analyse.

La place du tri pour recyclage : une affaire d'équilibre
Dénigrer le recyclage a de l’intérêt pour faire bouger les lignes et montrer ses limites, en revanche ça ne peut pas servir d’excuse pour ne rien trier et flécher toujours plus de tonnages vers l’incinération ou l’enfouissement, modes de gestion les plus mauvais pour l’environnement et les finances publiques. Le recyclage devrait désormais laisser de la place à la prévention des déchets si l'on suit la logique de la hiérarchie des modes de traitement des déchets. Il est actuellement en position d'abus de pouvoir.

Lors d’un webinaire en octobre 2019, Thibaud GRIESSINGER, doctorant en sciences cognitives, déclarait en répondant à une question « La question des représentations associées au recyclage par exemple s'avère déterminante, pour éviter que celui-ci soit perçu comme la panacée et donc impacte la problématique du volume, ou que celui-ci soit considéré comme totalement inefficace… ». Tout est affaire d’équilibre, ne pas tout jeter et ne pas présenter le tri pour recyclage comme la solution à tout.

Pourtant ce quinquennat aura été marqué par une politique quasi exclusivement orientée vers le recyclage, la prévention ayant encore et toujours bien peine à faire la sienne dans les budgets (ça fera l’objet d’articles dédiés plus étayés). Le quinquennat à venir (2022-2027) pourrait mettre en œuvre la bascule au profit du premier mode de traitement des déchets car la prévention ne peut s’imposer si le tri pour recyclage ne lui fait pas plus de place.

Sources

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Ademe, 2021. Ademe recherche.

Ademe, 2016. Changer les comportements, faire évoluer les pratiques sociales vers plus de durabilité. L’apport des sciences humaines et sociales pour agir.

Ademe, 2008. Enquête nationale sur la gestion domestique des déchets organiques.

Ademe, 2014. Etude prospective sur la collecte et le tri des déchets d’emballages et de papier dans le service public de gestion des déchets.

Ademe, 2016. La sensibilité des français à la prévention des déchets.

Ademe, 2017. NORMES : NORmes sociales, Motivations Externes et internes, et politiques publiqueS

Ademe, 2021. Rapport de gestion et de performance 2020.

Ademe, 2018. Mobilité et transports : les chiffres clés.

ADEME, BOY (Daniel), RCB Conseil, 2018, Les représentations sociales de l'effet de serre et du changement climatique, 20ème vague. Synthèse, 11 p

ADEME, Florian Cezard (Agatte), Marie Mourad. 2020. Valorisation des recherches en sciences sociales sur le gaspillage non alimentaire. 35pages.

ADEME, Julien RUARO, AWIPLAN, Magali GASS, Frédéric LEBON, Barnabé MARTINn 2021/07. Référentiel des coûts du service public de gestion des déchets en France métropolitaine données 2018. 164 pages.

BALLINGER A. & HOGG D., 2015. La contribution potentielle de la gestion des déchets à une économie bas carbone.

BAILLY V., BARBIER R. & DANIEL F-J., 2022. La prévention des déchets : innovations sociales, actions publiques et transition sociotechnique. éditions Peter LANG, 337p.

BAZART et al., 2017. NORMES : NORmes sociales, Motivations Externes et internes, et politiques publiqueS : Rapport Final (ADEME). [Rapport de recherche] ADEME. 2017, 52 p.

Cairn info, 2007. La fabrique de l’usager. Le cas de la collecte sélective des déchets.

Carbone 4, 2019. Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’Etat face à l’urgence climatique.

Citeo, 2021. Faut-il jeter le recyclage ?

Citeo, 2018. « Les Français trient plus systématiquement qu’il y a 4 ans »

Delphine Labbouz, Gaëtan Brisepierre, Laurent Auzoult, Cédric Borel, 2020, Rapport de l’étude Transphères : transferts de pratiques environnementales entre les sphères professionnelles et personnelles, 170 pages.

Dupré, 2013. Représentations sociales du tri sélectif et des déchets en fonction des pratiques de tri.

Dupré, M. (2018) ‘Waste prevention : a misunderstood concept’, Int. J. Sustainable Development, Vol. 21, Nos. 1/2/3/4, pp.150–169.

Ebreo and Vining, 2001. How similar are recycling and waste reduction ?

Eco-emballage, 2005. Guide : objectif 60 millions de trieurs.

Elgaaïed L., 2013. L'anticipation des conséquences comme vecteur de l'intention de tri des déchets : rôle des émotions, des croyances et de leur valence.

Garnier P. Mélancolie du pot de yaourt, 2020. Editions premier parallèle, 160p. Consulté en 2020.

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Ipsos, 2021. Journée Mondiale de la Terre : la lutte contre le changement climatique, priorité du plan de relance pour 44 % des Français.

L’écho circulaire, 2021. L’Allemagne favorise plus le recyclage que l’économie circulaire.

Les décheticiens, 2021. Médias : pas de corrélation entre la hiérarchie de l’info et la hiérarchie des modes de traitement. Le recyclage domine.

Le Monde, 2019. L’abandon des déchets « est un héritage de la modernité industrielle »

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Les autre possibles n°33, 2021. Le recyclage, ce grand mirage.

Make.org, 2020. Grande cause make.org : agissons ensemble pour l’environnement.

MASSINI C. & PELISSOLO V., 2021. Les émotions du dérèglement climatique. Editions Flammarion, 220p. P72-73.

Ministère de l’écologie, du développement durable, des transports et du logement, 2011. Premier bilan de la réforme de la TGAP de 2009 et de la politique de soutien sur les déchets ménagers et assimilés. 157p. P79.

 MOCH A. et al. 1999. Attitudes et représentations vis-à-vis des déchets. Consulté en juin 2020.

MOISAN D., 2021. Les plastiqueurs. Enquête sur les industriels qui nous empoisonnent. Editions kero, 288p.

MOSER G., 2009. Psychologie environnementale. Aspects des relations homme-environnement. Editions De Boeck supérieur, 298p.

Opinion way, 2019. Traitement des données issues du grand débat national « la transition écologique ».

SUN M. & TRUDEL R. 2017. The Effect of Recycling Versus Trashing on Consumption: Theory and Experimental Evidence. 44p.

UFC que choisir, 2015. Recyclons la politique de prévention et de tri.

Vie verte, 2019. La mafia du plastique (par M. et Mme recyclage).

Youtube, 2021. Citeo. Trier c’est donner de l’avance au recyclage.

Youtube, 2021. Réduire, réutiliser, recycler : ensemble continuons à changer nos habitudes.

Zero Waste France, 2021. Réduire les déchets pour agir sur le climat.

  1. Ces affirmations ont mal vieilli. Le coût des déchets ménagers n’a cessé d’augmenter depuis plus de 20 ans même pour le tri, et la création d’emploi semble discutable. Il apparaît qu’en centre de tri et en collecte, l’emploi peu qualifié (emplois d’ouvriers) se raréfie du fait de l’automatisation et de la robotisation de la collecte et du traitement (Ademe, 2014). Cette perte semble compensée pour partie par la création d’emplois différents, plus qualifiés, liées aux hausses de tonnage à recycler (ibid. Ademe). Une analyse fine devrait être faite pour évaluer la balance création/destruction d’emplois dans la filière tri/recyclage des déchets ménagers.[]
  2. Communiquer sur ce que les autres font. C’est ce que fait Citeo quand le message porte ce discours « 9 français sur 10 trient leurs emballages ». Le but est de miser sur la pression sociale pour faire adhérer l’individu à la norme comportementale. C’est aussi ce qui est fait sur la vaccination contre la covid.[]
  3. L’étude a été menée en 2013 auprès d’une population estudiantine française.[]
  4. Pour aller plus loin, lire par exemple Daniel PINK, la vérité sur ce qui nous motive.[]
  5. En 2014, l’Ademe consacrait 23 millions à sa communication GLOBALE (efficacité énergétique, gaspillage, déchets…) (UFC que choisir, 2015). Ce budget est passé à 11 millions pour la communication nationale et la formation en 2021 (Ademe, 2021).[]
  6. Citeo doit provisionner 0,3 % des contributions de ses clients en cas de campagne nationale multifilière décidée par l’Ademe et le Ministère de la Transition Ecologique et Solidaire.[]
  7. Son cahier des charges lui oblige de pourvoir à la prévention, sans nécessairement communiquer dessus. Cela pourrait changer lors du prochain réagrément pour la filière emballages et papiers. Par exemple, les trois nouvelles filières REP jouets, articles de sports et de loisirs, articles de bricolage et jardins se sont vues imposées des obligations de communiquer seulement sur la prévention dans leur cahier des charges.[]
  8. Une raison du succès relatif pour les termes « zéro déchet » ? supposément plus clairs ?[]
  9. Au passage faire la promotion du vrac si aucune n’offre n’existe aux alentours n’a pas grand sens.[]
  10. La prise en compte des émissions en amont liées à l’extraction, la fabrication, la transformation de biens de consommation est bien plus problématique d’un point de vue climatique et environnemental (Zero Waste France, 2021).[]
  11. Pour rappel, en 2013, 35 % des français étaient toujours persuadés que le changement climatique n’existait pas ou que les activités humaines n’étaient pas en cause dans ce changement (Gemenne F. & Rankovic A. 2019).[]
  12. Cf. par exemple la dernière campagne de communication uniquement axée sur la responsabilité des consommateurs : https://www.youtube.com/watch?v=JNIKVDJzaak[]
  13. L’Ademe relève que les français sont plus volontaires pour faire des gestes dans leurs domaines d’actions comme pour le chauffage et la consommation. Ils ont plus de mal à agir sur des domaines qui relèvent de l’organisation collective de la société comme privilégier les transports en commun.[]
  14. Bureau d'Analyse des Risques et Pollutions Industriels[]
  15. La fédération allemande des entreprises du recyclage et de la valorisation.[]
  16. On pourrait rajouter trois enquêtes récentes, celle parue dans l'émission "Zone Interdite" : Déchets : les grands mensonges du recyclage, celle de "Cash investigation" : Déchets : la grande illusion ou celle d'Hugo Clément intitulée "Sur le front : la face cachée du recyclage"[]
  17. Deny, delay, deflect, respectivement nier, retarder, faire diversion.[]
Nota bene : cet article a été publié à une date qui correspondait peut-être à l’époque à un contexte différent de celui d’aujourd’hui. Les informations qu'il vous propose ne sont peut-être plus à jour. En cas d’erreurs ou d’inexactitudes, merci d’aider à les corriger en me communiquant vos remarques et commentaires.
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