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« Dans les années 1990 la REP française s’est cristallisée autour de l’usage unique, dont on a du mal à sortir aujourd’hui »

Photo de Vincent Jourdain (Crédit photo : Agence d'Urbanisme de la région grenobloise)
Vincent Jourdain, Post doctorant à l’université de Grenoble a rédigé une thèse sur les filières à responsabilité élargie du producteur (REP). Il s’est surtout intéressé à la période 1992-2022. Dans cet entretien, il répond aux questions sur certains de ses travaux et notamment sur la place de la prévention dans le modèle de REP français.

Les décheticiens (LD) : Qui êtes-vous ? et pouvez-vous nous expliquer brièvement en quoi a consisté votre thèse 1 ? et son titre ?
Vincent JOURDAIN (VJ) : Je suis post-doctorant à Grenoble école de Management, j’ai soutenu une thèse en sociologie préparée entre 2018 et 2023 au laboratoire de sciences sociales de l’UMR Pacte à Grenoble. Cette thèse a été financée via un projet interdisciplinaire de recherche nommé Circular. L’université de Grenoble Alpes a financé ma thèse, 100 % d’argent public y a été consacrée. Dans ce cadre, j’ai commencé à regarder ce qui structurait ou non l’avènement d’une économie circulaire en France. Et je suis tombé sur l’ « instrument » de la responsabilité élargie des producteurs (REP), en m’intéressant à l’histoire et l’évolution de cet instrument entre 1990 et 2022.

La question principale de cette thèse était « Est-ce que la REP en tant qu’instrument d’action publique permettait d’accélérer l’économie circulaire en favorisant la prévention (réemploi, réutilisation, réparation…) en France, plutôt que la mise en décharge, l’incinération ou le recyclage » ?

Je continue à faire de la recherche. Je suis actuellement en CDD 2 à l’école de management de Grenoble depuis février 2022, et ce jusqu’en février 2025. Dans ce cadre, je travaille sur des problématiques un peu différentes que la REP. Je m’intéresse toujours aux déchets, mais pas que, il y aussi la mobilité, l’alimentation, etc.

LD : Depuis l’arrivée de la loi AGEC, plusieurs dispositions ont été attaquées en justice (étiquettes sur les fruits/légumes ; fruits et légumes vendus sous plastique…), d’autres dispositions semblent être contraire au droit européen, tel que l’objectif de fin des emballages plastiques jetable en 2040 3, le filtre sur les lave-linge neuf 4. Vous constatez dans votre thèse que le libéralisme dont font partie le libre-échange et le droit de la concurrence nuisent à la prévention des déchets. Pourquoi ?
VJ : Le libéralisme est une construction politique avec un mode de raisonnement qui va de pair. Il prend appui sur une catégorisation des biens qui fait des déchets un bien juridique à part. Le libéralisme acte qu’il y a des choses qui ont de la valeur et d’autres qui en ont moins. Les biens sont des commodités échangeables librement entre pays, c’est ce qu’on appelle le libre-échange. Dans le cadre des règles actuelles, ce libre-échange doit se faire dans des conditions justes vis-à-vis du droit de la concurrence.

De l’autre, on a des déchets qui sont considérés comme des choses à part dont la prise en charge peut être dérogatoire aux règles générales de libre-échange et de libre-concurrence. Ainsi, faire de la prévention des déchets (des actions sur les biens) est rendue plus difficile par un système économique et politique qui est articulé autour du libéralisme. La contestation de dispositions que vous avez mentionnées sur la loi AGEC, loi qui cherche à agir sur les biens, en est une preuve et ça n’est pas la première fois. Les dispositions réglementaires qui peuvent tenter d’agir sur les conditions de circulation des biens sont régulièrement contestées dans les discours voire même juridiquement.

La prévention peut passer par beaucoup d’actions, la standardisation des biens, l’autorisation ou l’interdiction de mise en marché de biens. Le libéralisme français et européen limitent ce type d’alternatives. Il explique parfaitement la capacité d’acteurs industriels a attaqué des dispositions réglementaires telles que celles de la loi AGEC, par exemple lorsqu’il y a entrave à la concurrence et au libre-échange.

LD : Le besoin de standardisation des bouteilles en verre est évoqué depuis plus de 40 ans, c’est un objectif phare des éco-organismes pour développer le réemploi des emballages. Cette standardisation se fera sur un marché limité, pour respecter le principe de proximité et limiter les externalités environnementales notamment. La liberté d’entreprendre peut sembler menacée. Voyez-vous des problèmes inhérents à la REP pour généraliser cette standardisation en France ?
VJ : La standardisation est mise en débat depuis bien plus de 40 ans même. Si un industriel n’a pas envie d’y aller quand bien même l’État l’y oblige, il va retarder la mise en œuvre. C’est cohérent et compréhensible si l’industriel n’a pas la standardisation dans sa stratégie commerciale et marketing. L’État cherche timidement à inviter les industriels à commencer à penser la standardisation.

Standardiser des biens ça peut être parfaitement cohérent avec une rationalité économique, par exemple les bacs et conteneurs de déchets. Ça permet des gains de productivité dans le transport, la logistique, etc. Quand on parle de standardisation pour la prévention des déchets, ça va à l’encontre d’intérêts d’industriels. Par exemple des industriels de la boisson ont une stratégie de démarcation de leurs emballages. Ils mettent en avant une bouteille de forme et/ou de couleur originale pour se différencier en rayon.

Si on estime que la forme des emballages fait partie de cette liberté d’entreprendre, évidemment la standardisation limite cette liberté. La France exporte beaucoup de produits agro-industriels, cela rend compliqué la standardisation.

Au Danemark fin 1980/début 1990, les premiers systèmes de consignation qui ont été mis en place sur les emballages de boissons ont été couplé à la standardisation d’emballages avec une trentaine de standards validés par l’administration. Les industriels devaient utiliser ces formats, sinon ils ne pouvaient pas mettre en marché. Certains industriels ont attaqué cette décision au titre de la liberté d’entreprendre. Mais ce système est passé avec quelques ajustements (l’autorisation de nouveaux formats a été autorisé à partir d’un certain volume de vente). Sans être spécialiste du sujet, je peux dire que le système danois a pu perdurer car les industriels danois s’adressent à un marché national. Ils ont moins d’export aussi (ndlr : qu'en France). Les acteurs étrangers ne cherchent pas non plus à investir ce marché danois.

Tout ça est fait pour des objectifs environnementaux au titre notamment du principe de proportionnalité, pour montrer aux autorités européennes que les actions danoises mises en œuvre (qui entravent la liberté d’entreprendre) sont proportionnelles à l’objectif environnemental poursuivi. Cette notion de proportionnalité est cardinale pour la France aussi pour la mise en place de la standardisation.

LD : Vous dites dans votre thèse que « l’instrument » REP à la française ne lui permet pas « de proposer un rehaussement des ambitions environnementales sur le fondement d’une intervention plus marquée des pouvoirs publics. ». Vous parlez même d’un « instrument à usage unique ». Pourtant, améliorer « la performance environnementale » des REP est un des buts de la mission d’inspection interministérielle des REP révélée début 2024 par des médias (Déchets info, Contexte). Est-ce à dire que la prévention restera nécessairement limitée dans la REP à la française actuelle ?
VJ : Je ne suis pas en capacité de dire s’il y a un plafond de verre pour la prévention. A l’avenir je ne sais pas, je ne demande qu’à être surpris et confronter mes résultats sur la période 1992-2022 à la suite de la vie des REP. Il y a toutefois des mécanismes limitant la transformation de cet instrument REP.

L'instrument REP a formalisé des rapports de force et construit des intérêts et des discours qui le rende difficile à transformer de manière radicale. Ça n’est pas spécifique aux REP, d’autres instruments d’action publique ont les mêmes difficultés à se réformer. Je pense qu’un modèle de REP axé plus sur la prévention est possible, via des évolutions de gouvernance ou encore de forme juridique.

Ça n’est pas la première fois qu’une évaluation est réalisée en France sur les REP (rapports parlementaires, rapport Cour des comptes…). Les diagnostics et les pistes de solutions sont toujours à peu près les mêmes.

Le vocable de « performance environnementale » de la mission n’est pas lié au hasard. On peut se demander sur quels critères on va l’établir. Est-ce que performance sous-entend une mise au regard des résultats environnementaux avec les coûts économiques des REP ? Il faut regarder quels types d’impacts environnementaux sont ciblés (empreinte carbone, impact biodiversité, pollution des sols, de l’air, etc), mais aussi quels outils de mesure. Mesurer par les tonnages n’a rien d’évident, on pourrait mesurer par les volumes ou autres.

LD : En proportion, les budgets moyens dédiés à la prévention par les éco-organismes sont parfois des plus élevés que ceux des EPCI, donc peut-être plus ambitieux environnementalement…
VJ : Oui, mais les budgets prévention aujourd’hui sont toujours aussi minoritaires vis-à-vis d’autres budgets. Et pour moi les EPCI ne sont pas hors des filières REP, elles sont au centre de celles-ci malgré les critiques régulières qu’elles font via le cercle national du recyclage, Amorce… On peut comparer les budgets prévention des EPCI et éco-organismes mais finalement les deux n’ont pas forcément les mêmes moyens d’actions. Je me demande si demain on demandait aux éco-organismes de dédier 40 % de leur budget à la prévention ce qu’ils en pourraient en faire en l’état.

LD : Dans votre thèse, vous détaillez comment la REP s’est bâtie à l’orée des années 1990 grâce à « un plan à trois » 5 entre Brice Lalonde (Ministre de l’environnement d’alors), et les industriels Riboud (BSN, ex Danone) et Beffa (Saint-Gobain) qui étaient parmi les plus grands fabricants d’emballages « perdus » 6 dans les années 1980. L’ex économiste et chercheur G. Bertolini avait produit un rapport juste après (en 1993) sur la réduction et le réemploi d’emballages. N’est-ce pas à ce moment que "l’effet de verrouillage" s’est fait au profit du jetable (suite aux rapports Riboud et Beffa) ?
VJ : Si totalement. Dans les années 1990, la REP française s’est cristallisée autour de l’usage unique, dont on a du mal à sortir aujourd’hui. Les salariés au sein des éco-organismes voudraient faire de la prévention. Je suis convaincu qu’un bon nombre de leurs discours est sincère, même si certains les verdissent un peu trop. Mais ils agissent dans un cadre institutionnel et cognitif qui ne leur permet pas d’aller radicalement plus loin que la communication, la sensibilisation… pour favoriser le réemploi face à l’usage unique.

LD : Après la valorisation énergétique, puis le recyclage, et désormais la prévention (écoconception, réemploi, réparation…) la prochaine étape importante pourrait-elle être des objectifs massifs de réduction des mises en marché de produits jetables ?[1] des ONG (Amis de la Terre, Zero Waste France…) réclament régulièrement de tels objectifs. Quelques velléités en ce sens ont été amorcées via des incitations, subventions, pénalités… (fin des emballages plastique en 2040, PPL fast fashion) 7.

Dans le cadre de la REP actuelle à court terme, une réduction massive des mises en marché est peu probable. Il y a des mécanismes limitants empêchant une transformation radicale des REP, mais rien n’est impossible du point de vue du libéralisme. C’est possible avec des décisions politiques fortes.

On peut aussi stopper des règles libérales dans certains cas exceptionnels, ça a été le cas dans certains moments dans des secteurs différents (crise covid, crise des subprimes…). A ce titre, limiter la mise en marché de produits à usage unique n’est pas du tout inconcevable. On ne sait pas de quoi sera fait l’avenir…

LD : Vous écrivez à la fin de votre thèse que la sous-internalisation des externalités 8 environnementales et sociales (pollutions, émissions de GES, atteintes biodiversité…) des produits mis en marché nuit au réemploi. Pouvez-vous expliquer cela ? Matthieu Glachant 9 a déjà fait plusieurs fois ce constat de sous-internalisation des externalités environnementales.

VJ : L’internalisation des externalités négatives via les écocontributions et écomodulations doit permettre de faire payer la dette environnementale à l’action polluante (ndlr : la mise en marché). En sous-internalisant ce coût environnemental des produits jetables, les metteurs en marché ne payent pas l’entièreté de la dette et exploitent une rente. C'est une forme de "dumping" économique qui nuit à la transformation de la REP vers un modèle plus circulaire. Autrement dit, les produits jetables sont moins chers que ce qu'ils devraient être si on internalisait entièrement leur coût environnemental. Si c'était le cas, le réemploi serait beaucoup plus compétitif, et la REP serait une incitation monétaire forte à consommer du réemploi. Mais exempter totalement d'écocontributions un emballage réemployable 10 est également une forme de sous-internalisation car il n'est pas exempt d'empreinte environnementale.

LD :  Si on internalise mieux ces impacts, cela ne risquerait-il pas de renchérir les prix à la consommation ?
VJ : Si absolument, ça les renchérirait de beaucoup. Mais pour certains biens essentiels, il serait difficile de s'en passer même si le prix augmente, ce qui pourrait causer de vrais problèmes de justice sociale…. Si on regarde les externalités sociales, il suffit de regarder les conditions de production des appareils électriques et électroniques (smartphones, ordinateurs). On accepte de sous-payer ceux qui les produisent. Ces produits en équivalent "smic" français n'auraient pas le même prix.

En élargissant la réflexion, l’internalisation des impacts montrerait que notre mode de vie repose sur l’exploitation prédatrice de ressources et d’humains de l'étranger.

Parler de l’internalisation des externalités c’est trop réducteur. C’est ici un problème plus complexe, à savoir la structure capitaliste des échanges et l’organisation politique de nos économies.

LD : Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
VJ : Pour moi, il faut se poser des questions plus générales sur la REP. Quand on parle d'économie circulaire et de gestion des déchets, il faut s'interroger politiquement sur la frontière entre produits et déchets, et ce qui la justifie. Il faut essayer de comprendre ce qui motive cette frontière, au-delà de dire que "c'est la loi". J'essaye de promouvoir l'idée que l'économie circulaire c'est faire des déchets des produits.

Enfin, je fais mon devoir syndical de chercheur. Les données de contribution, de mises en marché, de modulations… sont encore trop difficiles à avoir. Je dis souvent aux éco-organismes de mettre plus à disposition les données pour arrêter d’être critiqués un peu bêtement par des chercheurs ou journalistes.

Cet entretien a eu lieu par visio le mardi 2 avril.

  1. elle a été rendue en mars 2023 et est disponible depuis le 1er avril[]
  2. contrat à durée déterminée[]
  3. Dans son livre « Plastic Bashing, l’intox ? », Joseph TAYEFEH, secrétaire général de Plastalliance dit que cet objectif « est juridiquement une véritable fake news » […] qui n’engage et n’oblige personne » en invoquant l’article de la Constitution française et l’article 288 du traité sur le fonctionnement de l’UE.[]
  4. Dans une récente mission d’inspection sur la pollution par les microplastiques via les textiles, les rapportrices recommandent « de privilégier toutes les mesures susceptibles d’être adoptées à l’échelle de l’Union européenne » car le marché textile est un marché européen et la France faisant cavalier seule nuirait à la liberté de circulation des marchandises. Cette action pourrait être jugée contraire à l’article 34 du Traité sur le fonctionnement de l’UE par la Cour de Justice sauf sir la mesure a une exigence impérative d’intérêt général, nécessaire et proportionnée (art 36 du TFUE95).[]
  5. expression des décheticiens[]
  6. Ce terme était plus usité à l’époque qu’aujourd’hui où l’on dit plutôt « à usage unique », « jetable ».[]
  7. Une proposition de loi est en cours d’étude au Parlement français.[]
  8. impacts négatifs[]
  9. ici par exemple[]
  10. C'est le cas des emballages respectant la gamme standard[]
Pièce(s) jointe(s) :
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